Juanito
Le voyageur débutant n'était pas tiré d'affaire pour autant. La brume épaisse, linceul cotonneux, rendait chaque bruit suspect. Mais au-delà de cette angoisse sensorielle, un problème bien plus important se posait : notre position. Quel jour, quelle heure, et surtout, où diable étions-nous ? L'absence totale de visibilité rendait le sextant inutile. Combien de temps ma conscience m'avait-elle abandonné ? De longues minutes ? Quelques heures peut-être ? Logiquement, nous aurions dû être à un peu plus du mi-chemin de notre périple – si tant est que le cap soit resté le même. Pourtant, une antithèse rapide s'imposait : d'où venaient ces bruits ? Des sons perçants traversaient la nappe nuageuse, étrangement semblables au fracas du ressac sur des rochers. Nous étions encore censés être au large !" Mes tripes se nouèrent, mais pas à cause du mal de mer. C'était une peur plus primaire : celle du risque de nous échouer ! Fallait-il lancer le moteur ? Où aller ? À l'ouest ou au nord, à en croire les cartes et ce qu’il restait de ma logique. Il est des instants où la peur, insidieusement, cède la place à la panique. Une panique jamais salutaire, qui sature le cerveau d'informations contradictoires.
Je devais me calmer. Réfléchir, oui, réfléchir. Attendre. Rester aux aguets pour réagir vite, si l'urgence l'exigeait. Le navire, presque immobile, dans son linceul de nuages, ne risquait rien… pour l'instant. S'ensuivit un long temps de veille, une vigilance tendue, dans l'espoir que la brume se lève et que je puisse enfin y voir plus clair. Et puis, un nouveau bruit. Un son clairement identifiable. Le ronron mécanique et tranquille d'un diesel. Un navire en approche ! Vite, descendre dans le carré, chercher cette corne de brume perdue dans le cloaque laissé par la cabriole et souffler dedans pour éviter une collision imminente. Mais avant même que, tel Roland, je ne m'époumone dans mon instrument de désespoir, un vieux bateau de pêche en bois rouge émergea lentement de la chape grise. À sa barre, un humain. Un corps fin, des traits noueux, des cheveux mi-longs frisés, une barbe grisonnante.
– "¿Todo bien, marinero?"
– Todo bien ? Mais non, todo pas bien ! ¡Por favor, ayúdame!
C'est étrange comme, dans certaines circonstances, les vieux dossiers de compétences linguistiques remontent des abysses de la mémoire. Tout en douceur, la petite embarcation vint se ranger à couple de mon piteux vaisseau. Un coup d'œil à l'état du pont et du cockpit, et le pêcheur n'eut pas besoin de plus d’informations pour comprendre la situation. Sans que je l'y invite, en un mouvement fluide, il était à bord."
—¡Hola, me llamo Juanito! ¿Y tú?
-Je m’appelle Paquito.
—¿Tú eres francés?
— Oui.
Un sourire amusé plissa les yeux de Juanito. — Paquito, ça ne fait pas très gaulois !
Au beau milieu de ma détresse, il avait le temps de plaisanter sur mes origines !
— D'accord, mais là, tout de suite, ce détail a-t-il une réelle importance ? répondis-je, un soupçon d'agacement dans la voix.
Mon sauveur, contre toute attente, s'exprimait dans un français parfait. Je devrais apprendre plus tard qu'il avait grandi dans la région niortaise, suivant ses parents expatriés, avant de choisir de revenir vivre et travailler dans sa Galice natale.
Son regard s'adoucit, son ton devint plus grave.
— Tu fais peine à regarder, chaval, il faut que tu voies un médecin.
Juanito m’aida à affaler la toile et mit en œuvre le remorquage du voilier afin de rejoindre le port de Carino. Les trois heures de navigation qui suivirent furent une lente procession. Enfin, la silhouette du petit port de pêche se dessina à travers la brume qui commençait à se dissiper. Je larguais le bout salvateur, reprenant le contrôle de mon navire pour les derniers mètres, guidé par mon "poisson pilote" galicien. Une fois À Dieu Vat solidement amarré au quai, je mis enfin pied à terre. Retrouver le sol ferme et stable était une sensation étrange. Je remerciai chaleureusement mon sauveur, avant de lui poser la question cruciale qui me taraudait depuis des heures, celle qui résumait toute mon anxiété : la date et l'heure. La réponse de Juanito me laissa stupéfait. Nous venions de dériver pendant vingt-quatre heures. Un jour et une nuit passés au milieu d'un trafic maritime dense. J'avais échappé, par miracle, à rejoindre le club des marins disparus. Si une collision avait eu lieu, je serais mort sans même m'en être rendu compte.
A suivre...
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