La criée
Lassé d’entasser des caisses sur un quai, comme on entasse des heures et des jours sans aucun avenir, je dénichais un emploi à la criée. J’avais fait valoir à un mareyeur mon expérience poissonnière, avec Juanito, là-bas en Espagne. Bien sûr, j'omis de préciser que je n'y avais rien compris. De toute manière, il me demandait seulement de l’assister dans ses négociations et de charger dans les camions frigos, les achats qu’il avait lui-même effectués pour les restaurateurs des palais parisiens. Que je ne comprenne rien au charabia des crieurs et aux principes des enchères, ça lui était bien égal. L'essentiel, pour lui, c'était mon désir de travailler à ses côtés. C'est ainsi que j'ai commencé l'apprentissage d'un nouveau métier, dans un monde fait de poissons, coquillages, crustacés et de matins frileux.
Ce travail avait ses avantages, et pas des moindres : la paie était bonne, et le poisson, souvent, m'était offert. Autant dire que nous mangions pour pas cher, à condition toutes fois de beaucoup aimer les fruits de la mer ! Cerise sur la queue du maquereau, comme je commençais aux aurores, le repas de midi était payé. Les premiers pas dans un vrai travail honnête, respectable et constructif. Enfin. Loin des embarquements hasardeux et des petits boulots de survie. Une sensation nouvelle, celle du début de quelque chose.
Seule Mary faisait la grimace, une moue adorable, lorsque mon corps s’habillait d’un doux parfum aux fragrances de marée.
J'aimais bien la compagnie des pêcheurs, hommes des vagues et du vague à l’âme. Parmi ceux-là, il y avait Pierrot. Un retraité qui avait fait la pêche toute sa vie. Il en avait payé le prix. Son pouce droit ? Parti en même temps qu’une ligne de casiers. Ne restait qu’un petit moignon fripé en souvenir de ce qui avait été. L’index de la même main ? Sectionné par un homard à l'humeur chagrine, contrarié sans doute de se voir finir à l’armoricaine.
C’était un homme court sur patte, large d’épaule, barbu, édenté et gentil. Par romantisme ou nostalgie, ce sentiment qui colle à la peau des vieux marins une fois qu’ils ont mis sac à terre ; il passait de longs moments à la criée et a la débarque. Il discutait avec ses copains encore en vie de mer, ou regardait avec envie, un poil de jugement et de mauvaise foi, ce qui sortait des cales des chalutiers de retour de marée.
Autour d’un verre, en fin d’après-midi, il me racontait ses campagnes, ses épopées, en retour, je n’avais pas mieux que mes brèves expériences. Avant tout, je l’écoutais. Il aimait beaucoup Mary. Ma belle Mary. Elle nous rejoignait de temps en temps. Posait son regard sur le monde grouillant du marché aux poissons , en profitait pour faire les esquisses de tableaux à venir et croquait les portraits des pêcheurs locaux. Tant qu’elle se limitait à leurs belles gueules tannées au sel et aux embruns, je n’y voyais pas d'inconvénient.
Lors d’une conversation, Pierrot me posa une question :
« Dis-moi gamin, ça te dirait un petit voyage sur Lorient ? »
Cette manie qu’ils ont tous à me traiter de gamin me tape sur le système ! Mais par respect, je souriais et répliquais :
« C’est quoi ton projet Pierrot ? »
« Écoute le môme, j’ai un bateau. Il s’appelle le “Courageux”. C’est avec lui que j’ai fait la pêche. Je viens de le vendre à un de ta contrée. Il faut que je le lui amène à Lorient. Putain, ça me ronge les tripes et me rend triste comme la pierre. Mais je ne peux plus le garder. Ma petite retraite ne suffit pas pour payer sa place au port et l’entretenir. Il n’y en a pas pour très longtemps, mais à mon âge, je préfèrerais ne pas être seul à bord. Cent quarante-cinq milles, une vingtaine d’heures de voyage. T’es partant matelot ? »
Ah ! la promesse d'une dernière danse avec le "Courageux" et d’une navigation avec le Pierrot !
« Je veux bien t’accompagner, mais il faut que j’en parle avec Mary d’abord et à mon patron ensuite. »
« Ok, causes-en avec ta belle Mary. Tu sais, moi aussi, j'avais une belle Marie avant, c’était il y a longtemps. »
Feu vert Irlandais, comment aurait-il pu en être autrement, et patronal en poche ; j’embarquais sur le chalutier.
A suivre...
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