A Dieu Vat ( 20)

A Dieu Vat ( 20)

Le dernier voyage du "Courageux"




Le départ de La Rochelle, en début d’après-midi, pour une arrivée prévue le lendemain midi, fut sans histoire. Le "Courageux", malgré son âge, tenait bien la mer. Pierrot, avec son sourire édenté, distillait ses vieilles histoires de pêche, ses combats contre l’océan. Moi, je l’écoutais, fasciné, comme je l’avais été en lisant les mots des grands voyageurs. Certes, il n’avait pas fait le tour du monde, il s'était contenté de la côtière, mais sa vie entière, c'était la mer. La mer, justement, s'étalait devant nous, prenant ses aises et son temps, dans son mouvement permanent de montées et de descentes horizontales. Le voyage en longe-côte vers Lorient s’annonçait tranquille. D’autant plus que, pour la toute première fois, mon mal de mer n’était pas du voyage. Mon Pierrot ne buvait pas que de l’eau et ne mangeait pas léger. Je l’accompagnais dans sa douce ivresse et son bon appétit. Le Margnat Village, un vin de rien, une piquette, avait une place de choix à bord. C’était un bien étrange breuvage dont la seule qualité n’était pas gustative, mais pratique : la bouteille en plastique qui le contenait et ne risquait pas de se casser. Fut-il possible que ce cru de gros rouge fût enfin le remède à mon problème ? Pragmatiquement et avec mesure, je le sirotais lentement comme on prendrait un médicament miracle, ignoré par les prescriptions médicales du guide Vidal. 

Vint le temps du partage des tâches et de la veille. Au cœur de la nuit, j'étais de quart, veillant sur notre route. Pierrot, dans un profond sommeil, digérait sa blanquette sur la banette tribord. Soudain, un coup violent. Un craquement sec. Le son terrible d'un arbre déchiqueté par une bourrasque. Le navire stoppa net. Le "Courageux" vibra de toutes ses planches, s'ensuivit un sifflement continu. L'eau. Elle montait, froide, inarrêtable. La cale. La pompe ? Inutile. Trop de liquide. Trop tard. Un objet, flottant, invisible, avait éventré le bois du vieux bateau.

« Pierrot ! Réveille-toi ! On a un très gros problème ! »

Ma voix était étrangement calme, comme si elle n’avait pas voulu d'un réveil trop brutal pour le vieil homme que le choc n’avait pas tiré de son sommeil. Mais il comprit très vite, en voyant mon visage, en sentant le tangage violent de son bateau, la gravité de la situation. Le "Courageux" avait reçu le coup de poignard des lâches. De nuit, dans le dos. Un complot ourdi par le hasard. Les dégâts sur la coque, au-dessous de la ligne de flottaison, allaient lui être fatals. La brèche était bien trop importante. L'eau s'engouffrait. Des objets flottaient, les câbles s'emmêlaient. Pierrot gardait son calme. « Paquito ! Envoie vite un message de détresse ! », m’ordonna-t-il, tout en essayant de rassembler l’indispensable nécessaire pour la suite de notre périple.

« Mayday, mayday, mayday, ceci est un message du chalutier le Courageux. Deux personnes à bord. Voie d’eau dans la coque, nous coulons. »

L’appel fut envoyé sans certitude qu’il ait été reçu. Pas le temps d'attendre une réponse.  Le navire s'enfonçait. L’eau nous arrivait déjà aux genoux. Pierrot posa sa main sur mon épaule. « C'est fini, mon gars. Il faut larguer le radeau de survie. » Le vieil homme avait le regard grave de celui qui sait qu’il va perdre un être cher. Le pont du Courageux était déjà bien bas sur l'eau, lorsque nous nous retrouvâmes dans le radeau. Un dernier bruit, le moteur qui tousse, rend son dernier souffle, s’arrête. Les feux s’éteignent en étincelles. Un tourbillon, et le vieux camarade disparaît dans les profondeurs noires de la mer.

Nous étions seuls, ballottés par les flots. La météo était bonne. La nuit  claire et douce. Le silence, après le vacarme du naufrage, n’aidait pas à réaliser ce qu’il venait de se passer. Tout avait été si vite. Quelques trop courtes minutes. La mer, impassible, ne laissait rien paraître de ce qu’il venait d’arriver. Elle avait englouti le Courageux comme un caméléon gobe une mouche. La fourbe faisait comme si de rien n’était. 

Nous nous trouvions à quelques milles de la côte. La seule incertitude était la durée de l’attente. Mary connaissait notre destination et l’heure estimée de notre arrivée. Sans nouvelle, elle ne tarderait pas à donner l’alerte. Il ne restait plus qu’à prendre notre mal en patience. Nous avions de l’eau et de quoi manger.

Après Moitessier et Monfreid, je me retrouvais dans la situation de Bombard. Une différence tout de même, nous n’étions pas volontaires au naufrage.

Sacré karma ! Il avait un sens de l'humour assez tordu de me faire vivre, en vrai, ce que j'avais lu dans les livres avant. Je me félicitais, a posteriori, de n’avoir jamais eu le goût pour les récits de Jules Verne et notamment son Vingt Mille Lieues sous les Mers !

La nuit poursuivit sa course tranquille. Au lever du jour, nous confirmions le constat nocturne que nuls bateaux ne croisaient alentour. Plus que quelques heures à attendre avant le probable déclenchement de l’alerte. Pour Pierrot, ce n'était pas la première fois. Il l'avait déjà vécu ce moment, sur un autre chalutier emporté par une vague scélérate. Un marin y avait laissé sa vie. Nous, nous nous en tirions à bon compte. Son histoire de vague me glaçait le sang .  Je revoyais celle qui avait couché mon voilier. Il y eut un long silence.

Puis mon ami me dit : « Tu sais Paquito, tout compte fait, c’est une belle fin pour mon Courageux. Il va rester dans son élément. Bien sûr, je ne toucherai pas l’argent de la vente ; mais je m’en fous. Je dormirai mieux le sachant ainsi. Et qui sait, peut-être qu’un jour, je le rejoindrai. »

La matinée se passa en errance sur une mer qui ne laissait rien paraître de sa fourberie. Le soleil était déjà à son zénith lorsque apparut au loin la silhouette d’un bateau de pêche. Pierrot percuta une première fusée de détresse. Elle s’envola très haut dans le ciel. Pas de réaction visible de la part de notre possible sauveteur. Le vieux marin, sans attendre, en déclenchât une seconde. Instantanément, le navire modifia sa route et fit cap dans notre direction. Il nous récupéra sans difficulté. C’était un chalutier de Vannes qui rentrait chez lui après plusieurs jours de pêche. Par radio, son capitaine avertit les autorités tout en leur demandant de prévenir Mary. Après un entretien avec les affaires maritimes, auxquelles nous avons raconté la fin du Courageux, il était temps de rentrer. Ma belle attendait et le lendemain, retour à la criée. Sacré week-end.

Les retrouvailles furent émouvantes. La peur rétrospective de ce qui aurait pu se passer et mal se terminer si les conditions avaient été différentes, ajoutait de l’intensité à ce moment. La nuit fut belle, mais courte. Au petit matin, la criée entière était au courant de notre aventure. Et comme tout s'était bien terminé, les plaisanteries fusèrent. Désormais, tout le monde savait qui j'étais. Heureusement, ils ne connaissaient pas toute l’histoire ; sans quoi ils m'auraient pris pour un Jonas.


A suivre ...

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