Les gendarmes
Quelques semaines après l’épisode du Courageux, sortant pour me rendre à la criée, mon attention fut attirée par une Renault 4 bleue et un gyrophare tout aussi bleu, tout aussi bleu. Sur les côtés, on pouvait lire "Gendarmerie". Les portes s’ouvrirent et deux militaires, eux aussi de bleu vêtu, en sortirent. À la différence de la police espagnole, l’équipage était harmonieux. Ni trop grand, trop gros, trop mince. La soldatesque nationale était homogène.
Un frisson courut le long de ma colonne vertébrale, qui se chargea de grosses gouttes de transpiration. Pas rassuré, le Paquito. Que pouvaient bien me vouloir ces duettistes ?
— Monsieur Lopês ?
— Oui !
— Vous êtes bien Monsieur Paquito Lopês ?
— Oui !
— Dites-moi, jeune homme, êtes-vous sûr de n’avoir rien oublié d'important ?
Encore un "jeune homme" ! Il est vrai que je n’étais pas bien vieux… La voix était grave, le regard sombre et sérieux. Il roulait les R à la manière d'un orage qui parcourt la campagne de collines en plaines et de plaines en collines. Son orage à lui venait directement du fin fond de la Gascogne.
— Écoutez, pour autant que je sache, Messieurs, je n’ai rien oublié.
— Si, Monsieur Lopês, vous avez oublié la République et ce que vous lui devez !
— Et qu'est-ce que je lui dois à votre république ?
— Un an de votre vie, jeune homme !
Nom d’un petit bonhomme, il m’a collé une de ces trouilles, le bougre. J'étais à mille lieues de penser à mes obligations militaires ; mon esprit étant hanté par d'hypothétiques caisses flottant entre deux eaux sur l'Atlantique et les explications bancales que je devrais donner.
— Veuillez nous suivre.
Je me retrouvai à l’arrière de leur véhicule, n’ayant eu le temps de prévenir personne, pour un voyage à destination de Blois et de son centre d’incorporation. L'arrivée sur place entre les deux gendarmes produisit son petit effet. Nous fûmes accueillis par une armoire à glace en uniforme kaki.
— Alors comme ça, il veut faire le malin, le réfractaire ? Ici, on a maté de plus coriace que toi, soldat. Pour commencer, la Grande Muette va t’offrir un temps de repos, de silence et de réflexion au trou. Et après, on verra si tu fais toujours le mariole.
Quelle est cette manie, ce hobby, cette marotte, qu’ils ont tous à vouloir me mettre en cage ? Je suivais sans discuter le comique troupier de service, non sans avoir dit adieu aux deux rouleurs de R . Tout au long du chemin menant à ma nouvelle résidence, le centurion n’a pas arrêté de me vanter la puissance pédagogique du rouleau compresseur militaire et de la manière dont il allait me fracasser. En la matière, je n’étais plus un novice depuis longtemps. D’autres, tout aussi capables que la soldatesque, s'y étaient essayé, sans y parvenir. Pauvre type…
Donc, cellule. Bis repetita. Changement de lieu, mais pas vraiment de décor. Petite paillasse, murs gris, ampoule. Ce qui me chagrinait le plus, c’était de n’avoir pu prévenir Mary. Au mieux, elle viendrait à penser que j’étais encore parti en mer, sur un coup de tête. Au pire, que j’avais décidé de la fuir.
Ils me firent marronner deux jours dans leur geôle. Au petit matin du troisième, le tombeau était vide : Résurrection ? Non, bien plus prosaïquement, l’armoire à glace stéroïdée était venue chercher l’insoumis pour un entretien avec un capitaine. Quarante-huit heures de cogitation, c’est long. Ça laisse beaucoup de minutes pour construire une savante stratégie d’évitement.
Durant ce temps de réclusion, telle une brebis égarée qui reçoit l’illumination du Saint-Esprit, j’étais devenu objecteur de conscience. Il était hors de question d’aller arpenter pendant trois cent soixante-cinq jours, rangers aux pieds, sac à dos et MAS 49-56 en bandoulière, les froides campagnes de l’est de la France. Je fis connaître ce statut à l’officier qui m’interrogeait. Arguant de mes longues années chez les jésuites, de leur enseignement d’amour et de compassion, pour justifier mon refus de porter l’uniforme et encore moins une arme.
Ma bonne bouille d’honnête homme, sincère dans sa foi, fut renforcée par un étrange alignement de planètes. Les jésuites produisaient, entre autres, des curés, des militaires et des politiciens. Le capitaine en question avait usé ses fonds de pantalons sur les bancs des religieux, quelques années avant que mes fesses n'y prennent place. Lui aussi interne jusqu’en terminale. Il avait fait partie de l’élite probable de la nation. C’est à ce titre qu’il la servait. Nous eûmes une très longue discussion sur la religion et les différentes façons de la vivre. C’est mon statut de salarié, renforcé par une trace sur mon casier judiciaire de ma petite escroquerie bancaire, qui m’offrit l’opportunité de la réforme P4. (Jugé définitivement inapte au service militaire pour des troubles de la personnalité et de l'adaptation.) Sous le regard coi du colosse soldat, je quittai le centre d’incorporation, libéré de mes obligations envers l’armée.
Une cabine téléphonique, heureusement située juste à côté du centre d’incorporation, me permit de contacter Mary. Les PTT avaient sans doute pensé aux appelés du contingent souhaitant laisser un dernier message à leur famille avant un silence imposé de plusieurs mois. Elle ne savait pas où j’étais, mais son amie, ma logeuse, lui avait dit m’avoir vu partir entre deux gendarmes. Comme moi, elle avait eu très peur que cette affaire soit en relation avec le périple du Sirocco. Je lui racontai donc ma dernière mésaventure.
— On ne s’ennuie jamais avec toi mon amour !
C’était la première fois qu'elle prononçait ce mot. Il eut en moi l’effet d’un séisme. Personne ne m'avait jamais aimé, en tout cas personne ne m’en avait fait part. J’étais heureux. Et la vie reprit son cours. Mary, la criée, les pêcheurs…
Mary mon amour.
A suivre...
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