Retour à Locronan
Par nécessité administrative — bien moins que par envie —, il fallut revenir à Locronan. La régularisation de l’héritage de Marcel exigeait notre présence. Un déjeuner fut organisé au domicile de mes parents . Ce n'était pas un repas de retrouvailles, le terme impliquait un manque, une attente, un désir. Rien de tout cela n’existait. Pour se retrouver, encore eût-il fallu se rencontrer, se connaître, se quitter, se manquer.
Dans la grande salle aux murs de granit gris, sous l’égide de portraits sévères d’ancêtres inconnus, nous étions là. Quatre corps autour de la trop grande table de chêne. Chacun à sa place dans ce morne théâtre que je connaissais par cœur. Ma mère dressait les assiettes et passait les plats avec la précision d’une greffière. Comme à son habitude, elle ne servait pas de mets, mais des procédures. Déformation professionnelle sans doute ; conditionnée par des années de soumission a la hiérarchie notariale. Mon père mastiquait sans bruit, le regard dans le vide. C’était sa manière de converser. Moi, je m’occupais la bouche ; on ne parle pas lorsqu’elle est pleine. Et d’écouter ce silence qui garde en mémoire les repas de mon enfance. Il n’y avait pas de questions. Pas de récits. Pas de regards. Les anges passaient par centaines au-dessus de la scène. Une grande horloge aurait pu marquer le tempo fatal, mais d’horloge, il n’y en avait pas. Seule la présence de Mary, indiquait un changement d’époque dans ce décor immuable. Assise à ma droite, elle observait la scène. Son œil, à la fois distant et curieux, se posait sur nous comme celui d'une anthropologue face à une relique poussiéreuse, dont l'odeur de naphtaline raconte une histoire antique. Elle devinait le passé, les secrets, rencontrait mes souffrances d’enfant.
La tradition voulait que les voix ne se réveillent qu’après le dessert, au moment du café, une fois l’enfant évacué. Cette fois, pour la première fois, je fus invité à rester. Mon père sortit un dossier.
— « Le testament de Marcel. Le voilier vous revient ainsi que ses économies. Il vous considérait un peu comme un fils. Il ne vous reste plus qu’à signer les documents, si vous acceptez cet héritage ».
Rien de plus. Il posa la feuille, sans regard, sans commentaire. Puis, contre toute attente, il ajouta, plus bas, comme s’il se parlait à lui-même :
« Il m'a fasciné ce Monsieur, vous savez. Sa liberté. J'aurais aimé vivre comme lui, tout quitter, partir. Mais je ne l'ai pas fait. »
Cet aveu, simple et direct, a fissuré le masque formel et impersonnel de Waki, du théâtre No japonais, perpétuellement affiché. Pendant un bref instant, j'ai vu l'homme derrière le notaire, peut-être même le papa castré par le père. Il est aussi possible qu'à trop vouloir l’espérer, j’aie rêvé.
Dans cette phrase, il y avait son regret, sa peur. Je compris que ce voilier, reçu de Marcel, était aussi un legs du rêve de mon père. Un passage de relais, lourd de ce qu’il n'avait pas vécu . Il m’enviait. Et moi, contre toute attente, je me surpris à ressentir de la compassion pour l’homme. Non pour ce qu’il avait fait, mais pour tout ce qu’il n’avait jamais osé faire.
Il but son café. Reposa la tasse sur la soucoupe posée sur le guéridon du salon. Rideau tiré. Tout était rentré dans l’ordre.
À suivre…
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