Il y avait des internes et des demi-pensionnaires. Pour les premiers, les journées commençaient et finissaient par des temps de prière. Un père, dodelinant de la tête, un autre basculant d’avant en arrière, psalmodiait les saintes écritures en nous inculquant la juste manière de les comprendre. Des hommes en longues robes noires et petit col blanc étaient chargés de l’instruction. Les curés, outre le prêche du divin message d'amour et de compassion, assuraient la transmission des enseignements académiques. Ils burinaient les cours, à la manière des tailleurs de pierre qui façonnent statues sacrées ou gargouilles grossières. L'objectif était de graver et de structurer nos jeunes et malléables neurones. Sans doute projetaient-ils de faire de nous des cathédrales de savoir. Si pour certains le gothique flamboyant semblait réalisable, mon goût pour les études n'envisageait qu'une petite chapelle romane perdue au fin fond de la campagne. Leur instrument didactique de prédilection : la règle en bois, carrée, à bords acérés. À grands coups d’elle et dans une brutalité manifeste, ils brisaient les premières phalanges, massacraient les paumes de mains des idiots ignorants ou les ailes des rêveurs hermétiques à leurs enseignements. Il n’y avait aucune mesure d'équité entre le crime d’une tête distraite et leurs châtiments.
La vie était rythmée par le son strident de la grande cloche. Si le nom et la taille de l'objet avaient été cohérents, le bruit aurait été bien plus supportable. La sonnaille retentissait à chaque début et fin de cours, repas, études, prières, au lever et au coucher. De l'Avent à Noël et du Carême jusqu'à Pâques, elle déchaînait sa joie tant l'heureuse nouvelle, chaque année renouvelée, était essentielle à annoncer. Depuis, j'éprouve une aversion pour les cloches.
Il y avait les rangs. Des rangs tout le temps. Des tas de rangs d’élèves en rangs d’oignons. Des lignes d'une tête, coupe rase, oreilles saillantes. Des colonnes de blouses bleues une semaine, grises la suivante. De temps en temps, une grise parmi les bleues – ou inversement – signalait l’étourdi de service. Des colonnes de blues. Des silhouettes gamines exposées au grand froid, au grand vent, à la pluie, au cagnard ; attendant qu'un silence parfait déclenche enfin l'ordre de mouvement. Seule l’absence de boulet, à la cheville, nous distinguait des bagnards. La boule de plomb , ils l’avaient scellée dans nos cervelles.
Les admittaturs et les exéats régissaient les droits d’entrées et de sorties des cours. Saufs-conduits garantissant à l’enseignant qu’en cas de retard, nous étions bien passés par le bureau du surveillant général et que nous en avions fait les frais.
Le soir, quatre-vingts mômes prenaient place dans l'immense dortoir abritant quatre rangées de vingt lits aux matelas avachis. Sous la coupe d’un pion, apprenti-prêtre, arpète-maton, par obligation, nous nous allongions sur le dos. Bras posés sur la couverture. Mains jointes pour une ultime prière, avant l’ordre que la nuit nous soit conseillère. Tout écart à l’injonction de silence était immédiatement sanctionné. Une station de pénitence, sur les genoux, bras écartés au pied du plumard métallique, était infligée à l’indocile. Blâme sévère, dont la durée variait en fonction de l’humeur du Cerbère. Le local à sommeil était chauffé d’un simple tuyau de cuivre circulant tout autour de son périmètre. Durant l'hiver, quand le givre gelait les fenêtres, de minuscules stalactites se créaient à l'intérieur, malgré la chaleur dégagée par les quatre-vingts petits corps endormis. Le soir du mercredi, il était obligatoire de prendre une douche collective dans un endroit froid, laid, fait de béton et de caillebotis de bois glissants. Au-dessus de ce dortoir se trouvait celui des plus grands, copie conforme du premier. Deux choses tout de même marquaient le changement de grade : la possibilité de se coucher comme bon nous semblait et un réveil en musique. Au troisième étage, au sommet de la pyramide des âges : l'élite. L'avenir en gestation de la nation fille aînée de l’église. Les élèves en terminale avaient accès à de petites cellules pouvant accueillir deux personnes. L'exigence absolue d'une réussite totale au bac scientifique nécessitait des conditions d'apprentissage particulièrement propices. Le cent pour cent de succès au bac C était une tête de gondole alléchante, garante d’approvisionnement en chair fraîche, en chiffre d'affaires. J’ai personnellement gravi les trois étages, même si le choix de la filière économique m’exclut de facto des potentiels meilleurs éléments de la République.
Au réfectoire, les longues tablées de têtes gamines étaient servies par un Indochinois, rapatrié en métropole par des pères missionnaires. Vieille nostalgie de la Cochinchine. Il circulait en bout de rangée avec son chariot chargé de grands plats en aluminium gris. Le contenu de ces contenants était variable, de temps en temps étrange, néanmoins comestible. Il était préférable de se tenir en bout de table, si nous souhaitions manger à notre faim et profiter d’un peu de rab. Les phrases les plus prononcées durant les repas étaient “faites passer le plat, faites passer le pain”. Devenus lycéens, au dîner, nous buvions de la bière Valstar. Deux bouteilles par tablée. Pas de quoi déclencher l’ivresse ni la ferveur pour le vin de messe. Un étrange éveil du palais, préparatoire aux saouleries qui, immanquablement, arriveraient bien plus tard. Tout au long de ces années, je ne me suis lié d’amitié qu’avec deux camarades. Laurent et Christophe. Les autres n’étaient rien de plus que des compagnons d’infortune dont ma mémoire a effacé la trace.
Nous ne quittions la forteresse qu'aux moments des vacances, sans que ces entractes fussent mémorables. Passage d'un monde de granit terrien à un autre plus maritime : celui de la maison familiale. Tout aussi froide, le vide en sus. Des mois de solitude estivale. Mes parents travaillant pendant mon temps de présence sous leur toit, nous ne nous croisions que pour des repas de silence, seulement rompus par le bruit des couverts. Même les mâchoires se devaient de rester muettes, respectant ainsi les règles d’une éducation parfaite. Les voix ne se réveillaient qu'après le dessert, une fois que j'avais servi le café et quitté la pièce. Dans mon ascendance directe, le poste de la charge parentale est toujours resté vacant. Tout au plus étaient-ils des tuteurs. Et encore, ces derniers guident la croissance des pieds de tomates ou de haricots ; les miens ont imposé leurs règles sans jamais accompagner quoi que ce soit. Les mots "papa" et "maman" n'ont jamais été prononcés. "Père" et "Mère" étaient d'usage, renforcé par un vouvoiement censé représenter le respect, mais qui maintenait surtout une distance, une ignorance volontaire de la qualité de l'enfant. Ces vocables s'appliquaient aussi aux prêtres et aux bonnes sœurs. Pareillement affublés d’un "mon père" ou "ma mère". Un standard terminologique dépourvu de la moindre affection. Rien que des relations neutres et vides. Il n'y a dans ma mémoire aucune trace, aucune empreinte tactile laissée par le contact affectif de ma génitrice ou de son mari ; pas de caresse, de baiser, de mots tendres, de câlins ; aucun toucher. Peut-être avais-je leur ADN dans le sang, mais certainement pas sur la peau. Ne restent de ces périodes d'interruption scolaire que quelques souvenirs fugaces, la sensation existentielle de la solitude, de l'ennui et la certitude de n'être qu'une pénitence pour ces deux mortels.
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