L'Éveil des Sens et la Liberté Rêvée
L'incarcération forcée dura jusqu'à la moitié du lycée. Une orientation en sciences économiques, matière non enseignée par les pères, m'extradait durant la journée chez des bonnes sœurs ; des mères plus calées dans la matière. Les Ursulines tenaient un internat de jeunes filles à la discipline laxiste, comparée à celle des Jésuites. Les garçons, demi-pensionnaires, n'y étaient qu'en minorité et par conséquent convoités par les hormones naissantes des jeunes étudiantes. J'y ai rencontré Soisic, une Armorienne, elle aussi, expatriée. Mon premier amour. Interne-externé, je ne regagnais mon bagne qu'en début de soirée. Entre les deux institutions, j'osais un petit crème dans le café du coin, situé devant le théâtre. Face à ma tasse, je regardais discrètement vivre les gens libres et, entre deux éclats de rires, songeais à embrasser la jolie Celtique ; mon casque d'or. C'est étrange, l'éveil des sens. Le sens de l'autre sexe. Le sens du désir. L'envie de séduire. L'envie de plaire. L'envie de toucher la chair. Bizarre expérience de fermer les yeux tous les soirs, au milieu d'un dortoir, en ne rêvant que d'elle et d'un baiser fantasmé. En rêver tellement fort que le corps se prend à y croire et manifeste, dans la matière adolescente, sa crédulité. J’ai attendu longtemps. Le baiser eut lieu. Une fois. Lorsqu'elle me quitta pour un autre gars bien plus beau que moi. Un long baiser posé sur ma bouche par ses lèvres. L'audace d’une langue étrangère à la mienne, y a fait danser le goût mentholé du fruit défendu. Glosse seulement de passage, hélas. J'aurais tant aimé que cette ronde se répète encore et encore… Ce fut la toute première fois que la peau d'un autre être humain toucha véritablement, tendrement, la mienne.
Longtemps, j'ai craint, qu’à mon âme défendant, ils fassent de moi un clérical et m'entraînent vers un triste ministère. Transmettre la sainte parole à la rigueur, mais le célibat ne me tentait guère. Dans cet univers vide de présence féminine, l’autre genre nourrissait les conversations, les vantardises et les rêves interdits des prépubères. Je priais sans cesse le dieu des chrétiens pour qu’il oublie jusqu’à mon existence et se passe de mes services. Ma volonté fut exaucée : Dieu existe. Longtemps, j'ai craint la colère céleste. Chaque pensée, chaque action était conditionnée par le spectre de la punition. Il y avait une incohérence entre le concept de l’amour inconditionnel, du pardon – posé là comme un axiome – et la peur du coup de bâton. S’y ajoutait celle du jugement dernier. Est-il possible que les théologiens, à travers les âges, aient fait un contresens avec les mots du grand livre ? Miséricorde, bonté et compassion infinie de Dieu, était devenu corps de souffrance, misère de l’esprit et damnation éternelle. Autre interrogation : pourquoi une si petite poussière d’humain serait d’un quelconque intérêt pour l’Éternel ? Néanmoins, par prudence, je m’efforçais, autant que possible, de ne pas attirer la divine attention.
Le baccalauréat, obtenu par un bienheureux hasard de sujets favorables, siffla la fin du boulet moral de cette éducation.
La contrainte de trois prières par jour et d’une messe hebdomadaire a rempli à jamais ma jauge de sacré. Les pieds, libérés de leurs entraves, pouvaient enfin prendre la route vers leur destinée. Retour en terre bretonne bien-aimée.
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