Princhard
Lors d'une errance le long des quais, le hasard me fit croiser le chemin de Marcel. Marcel Princhard avait la cinquantaine. Marinière bleue délavée, tachée, usée jusqu'à la corde. Casquette marine, du même éclat que sa chemise, vissée sur le crâne. Cigarette jaune, souvent éteinte, calée au coin du bec. Ses lèvres étaient fines et rosées. Un détail surprenant qui détonnait avec le reste de son architecture. Sa bouche, préservée par l'économie de verbiage, semblait seule épargnée par l'usure de sa corporalité. C’était un homme de taille moyenne, solidement charpenté. Un ours aux pattes lourdes et calleuses, avare en paroles, ne marmonnant que des phrases inaudibles. Célibataire. Il avait eu une autre vie, avant. Celle d'un homme établi, marié, sans enfant, puis abandonné. Le cœur brisé, il avait alors tout plaqué. Ce plantigrade marin avait un projet fou : construire son propre voilier. Un fier vaisseau d'acier de dix mètres de long armé pour le tour du monde. Marcel, qui avait fait tous les métiers, vivait au rythme de petits boulots. Chaque sou gagné était investi dans son bateau-maison-chantier posé sur un ber en bout de quai. Un jour de déménagement pour une pièce de hauban. Un jour de ménage pour un cordage. Un jour de vente de sandwich pour une pièce de winch… Tous ses moments libres étaient consacrés à la fabrication de son puzzle géant en trois dimensions.
À force de partager nos temps, nos silences et nos solitudes, nous sommes devenus amis. Lorsque le taiseux brisait son mutisme, autrement que pour des considérations de techniques navales, ce n’était que pour exposer sa colère. Liberté, égalité, fraternité ! son œil à mon Marcel. Et même les deux. Philosophe de la misanthropie, mains râpeuses menaçant le ciel, il conspuait la société des Varnas qui, selon lui, ne s’assumaient pas. Aux classes sociales occidentales, héritées de la philosophie marxiste, qu'il jugeait hypocrites ; il préférait les castes de la société hindoue, ingérées, digérées et réglementées pour la république conquérante par “le droit colonial français de Pondichéry”. Je confesse ici mon ignorance crasse, jusqu’à ce qu’il l’évoque, de l’existence même de ce code. Dans les textes fondateurs de l'hindouisme, l'identité et la fonction sociale d'un individu sont définies par son Varna. Quatre castes principales : les prêtres, les guerriers, les marchands et les serviteurs. Et enfin, une cinquième : les intouchables, les parias. C'est à cette dernière que Princhard s'identifiait. À titre personnel, j'avais renoncé à la première, étais destiné à la troisième, mais glissais inexorablement vers la dernière. Pour mon ami métaphysicien de bord de mer, il y avait bien longtemps que l'humain, et plus généralement le vivant, avait déserté le centre de l'échiquier politique. Tout n'était plus que matière première, destinée à produire du profit ou de la « barbaque à massacre ». La bourse avait dévoré la vie et continuait de s'en goinfrer. Désabusé, vouant une haine viscérale aux « moutons idiots et trouillards » du système, il vivait volontairement sur la touche, posé en bout de quai, hors-jeu. Un ermite au beau milieu des épaves et des navires en construction. Il était né avant la guerre, avait connu la décolonisation et ses conséquences, les barricades de soixante-huit, les Trente Glorieuses et le consumérisme naissant. Il y avait cru, jusqu’à ce que sa belle se fasse la belle avec un autre. C'est beaucoup pour un bourru. Connaissant la nature et ses règles impitoyables, il n'y voyait qu'un champ de bataille planétaire où la raison et l'appétit du plus fort sortaient systématiquement vainqueurs. Du moins, tant qu'il était en vie ; après, ce sont toujours les asticots qui tirent leur épingle du jeu. Un bleu-bite rêveur et un vieil anar bricoleur sur un tas de ferraille prometteur : tu parles d’un équipage !
Officiellement, les études de droit suivaient leur cours, mais l’étudiant avait pris en cachette un chemin d’escampette. J’avais fini par trouver auprès de Princhard un vrai rapport d’humanité. Il avait l'âge de mes parents. Le tutoiement était la norme et il ne manquait pas de m’encourager à grands coups de tapes sur l’épaule. À chaque impact de ses énormes paluches, tout mon corps se contractait, tant l'ignorance d’une relation physique avec un congénère lui était étrangère. C'était aussi la première fois qu’un homme m’accordait de l’importance et de l’équité. Liberté, égalité, fraternité existaient réellement sur ce bout de quai. Pour Marcel, cela faisait déjà cinq ans que tout avait commencé. Il était parti de rien, d’un plan. Des heures par milliers à souder, poncer, peindre, cogiter en solitaire. J’avais mis mes mains délicates à la pâte métallique. Les ampoules marquaient les chairs roses et fraîches qui n’avaient tenu que des porte-plumes Sergent-Major et des stylos-billes noirs. Le maniement des marteaux, clefs en tous genres, appareils tranchants et râpant, était bien plus rude que celui des outils d’étudiants. Les doigts s’habillaient de plaies de maladresses. Lentement, patiemment, l'assemblage avançait. À passer tout mon temps sur le chantier, je connaissais le voilier de la quille à la tête de mât. Ce dernier restant, pour faciliter son équipement, allongé à côté de sa coque.
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