Un nouveau départ
Les jours suivants passèrent en errance dans les rues de Cariño. Observant de loin les pêcheurs, regardant l’océan en essayant de donner un sens à ce qui venait de m’arriver. Juanito finit par me retrouver. "Paquito," dit-il, dans un grand sourire réconfortant, "tu as l'air d'un chien perdu. Viens, tu as toujours ta place à la maison." Je déclinai son invitation, non par ingratitude ou rancœur, mais parce que je ne voulais d’interaction avec personne. Il me semblait qu’un temps de silence était nécessaire afin de réentendre ma propre voix intérieure. Le suivre et l’écouter, c’était risquer de me perdre encore.
La biologie humaine est faite de telle manière qu’il convient de l’alimenter régulièrement. C’est étrange. On revient toujours au même problème de base : la survie. Bourse quasiment vide, la chose devenait compliquée.
Le long d’un quai, il y avait un vieux cargo. Au pied de sa passerelle, un petit bonhomme au visage fermé tirait doucement sur son brûle-gueule. Mon expérience de marin, bien que pitoyable, n'était pas inexistante ; peut-être y avait-il un peu de travail pour moi à bord. L’homme était de mon pays. C’était le capitaine du Sirocco. Leurs physionomies concordaient. Petit, usé, ventru. Il faisait du cabotage entre les ports du nord de l’Espagne et l'ouest de la France. A priori, il n’avait besoin de personne. Cependant, quelqu'un qui n'a pas peur de travailler et qui ne pose pas de questions peut toujours s’avérer utile. De questions, lui ne m’en posa aucune. La chose faisait bien mon affaire. S’il avait su qu’il embarquait un escroc, voleur, sortant tout juste de prison, la phrase suivante aurait sans doute été différente.
- Tu sembles être un bon petit, même si tu inspires plus de pitié que d'envie », dit-il en riant. On part demain à l'aube pour La Rochelle. Ça te dit ?
La Rochelle ou ailleurs, cela n’avait aucune importance. Simplement partir ; repartir. Le lendemain, je montai à bord du cargo dans un étrange sentiment de paix. Ce n'était plus le gamin naïf, fuyant une vie imposée qui embarquait, mais un jeune homme cherchant un nouveau départ. Le pont était rouillé, on devinait çà et là des traces de peintures. Rappels furtifs qu'un jour, il y a longtemps, le cargo avait été beau. L'odeur du diesel et de la graisse saturait l'air. Sa cargaison était composée de tout un tas de machins, des caisses plus ou moins grosses. En discutant avec un des marins du bord, j’appris qu’il ne fallait pas se montrer trop curieux. Le manifeste décrivant le chargement ressemblait à une liste à la Prévert : machines agricoles, conserves, outillage. Officiellement, rien que de l’ordinaire, rien de bien original. À bien y regarder, il n’y avait pas de ratons laveurs. Le voyage fut lent, long, rythmé par quelques escales, le bruit du moteur, le roulis du navire et mon mal de mer chronique. Je travaillais, je mangeais et dormais avec les autres gars, m’éclipsant discrètement et régulièrement pour dégueuler. Je notais tout de même une progression dans ma pathologie ; je n’étais plus malade à crever. Un simple mal de mer en somme. Qu'allais-je faire une fois arrivé ? Tenter de contacter mon père, Marcel, reprendre les études ? Ou bien allais-je continuer à naviguer, me fondre dans l'anonymat des villes portuaires ? Je n’en avais pas la moindre idée. Un beau matin, le soleil se levant sur l'horizon, illuminait les côtes françaises. Une fois accosté, rendez-vous pour la paye dans la cabine du capitaine.
— On repart dans deux jours, si le cœur t’en dit. T’as pas beaucoup grossi ! En tout cas moins que les poissons que tu as nourris !
Le petit bonhomme, fier de sa blague, se tordait de rire. Je prenais note de sa proposition en même temps que de mon premier véritable salaire. S’offraient à moi deux jours de vie pour essayer de faire un choix. La fatigue du temps passé en mer se faisait sentir, ainsi qu’une certaine légèreté de l’esprit. Je quittais la zone des cargos pour me rendre dans le quartier du vieux port. Une bien étrange envie me poussait vers la foule. Je me mêlai, sans honte, en honnête travailleur, aux passants, aux marins pêcheurs déchargeant leurs cargaisons, aux touristes. Je voulais m'immerger dans le vivant, le nombre, la multitude, un quidam parmi tant d’autres, anonyme. Mes yeux balayaient ce nouvel environnement cherchant une éventuelle réponse écrite dans cet espace, tout comme ils avaient jadis scruté l'océan. Et c'est là, au détour d'une ruelle, que mon attention s'arrêta.
À suivre...
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