Mary
Elle était assise à la terrasse d'un petit troquet, devant une tasse de café. Ses cheveux, roux, reflétaient la lumière du matin. Le visage était fin, piqueté de jolies taches brunes. Elle portait simplement un jean et un pull fin. Ce qui m'attira en premier fut son regard. Tout à la fois présent et extérieur. Impliqué et en retrait de l’agitation du port. Elle dessinait. Un carnet et quelques crayons de couleurs étaient posés sur la table. Il fallait impérativement que je lui parle. Mû par une puissance bien supérieure à mon appréhension, je m'approchai doucement, malgré ma totale inexpérience dans l’art de créer des interactions humaines.
— Excusez-moi, je viens de débarquer, et votre manière de regarder le port m'a intrigué.
Elle leva ses yeux, verts comme une prairie après la pluie. Me fixa quelques secondes. Aucune expression de surprise, mais la sérénité de celle qui attend un rendez-vous programmé. Puis, un sourire.
— Le port a beaucoup d'histoires à raconter, murmura-t-elle.
Sa voix était douce. Un petit accent trahissait ses origines.
— Et vous, matelot, quelle est la vôtre ?
Elle m'invita d'un signe à prendre place sur la chaise en face. Moi qui n’abordais jamais personne, je n’avais pas hésité un quart de seconde à venir à sa rencontre. Je me retrouvais là, assis à la même table que cette inconnue. J'eus le pressentiment que ce moment était important, pas uniquement le fruit du hasard. Son regard me transperçait au-delà de mon apparence négligée. Elle semblait percevoir l'humain ; les plaies invisibles de la fuite et des erreurs. Lire en moi comme dans un livre ouvert. Pour la première fois depuis longtemps, j’avais la sensation d’être visible dans les yeux de quelqu'un. Mes gestes maladroits reflétaient le temps passé en mer et l’émotion d’être à ses côtés.
— Je ne sais pas par où commencer. Mon histoire n’est pas très glorieuse.
Elle referma lentement son carnet. "Les meilleures histoires le sont rarement", répondit-elle.
— Je m'appelle Mary. Et vous êtes…
— Paquito. Et non, ce n'est pas très gaulois, je sais.
J’ai regretté dans la seconde que cette remarque soit sortie de ma bouche. Mais Mary se mit à rire.
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Je suis d’origine irlandaise, mais ici, on m’appelle Marie.
Elle marqua une pause, ses yeux verts me fixaient comme s'ils essayaient de lire dans mon âme.
— Alors, Paquito, qu'est-ce qui vous amène à La Rochelle ?
Son calme, l’absence du sentiment de jugement, était une invitation à la confidence.
— J'ai fui. J'ai fui une vie imposée par ma famille et commis pas mal d'erreurs. J'ai failli laisser ma peau en Galice et me suis retrouvé en prison. Enfin le destin m'a jeté ici, sans le sou ni projet.
Mary écouta avec la patience du rivage face à la vague. À la fin du récit, un silence s'installa, rompu seulement par le cri des mouettes, le clapotis de l'eau contre les coques et le claquement des drisses des voiliers.
— On ne peut pas contrôler le vent du passé, mais on peut toujours ajuster nos voiles pour changer de cap.
Puis, avec un geste lent, elle me tendit la tasse qu'elle tenait.
— Prenez ce café, matelot. Il me semble que vous en ayez plus besoin que moi.
En la saisissant, nos doigts s'effleurèrent une fraction de seconde. Au travers de la céramique, la chaleur du liquide noir se répandit dans mes mains glacées, mais c'est l'écho des mots qu’elle prononça après qui résonna avec le plus de puissance : "On ne peut pas contrôler le vent du passé, mais on peut toujours ajuster nos voiles pour changer de cap." Cette phrase me percuta avec la clarté d’une vérité absolue.
Juanito m'avait conseillé la patience, Princhard m'avait brutalement dépouillé pour me rendre la liberté, mais Mary, en quelques mots, venait de m'offrir un avenir. Elle ne me jugeait pas et me montrait un autre chemin possible. Mon voilier, À Dieu Vat, n'était plus là, mais j'avais encore mes voiles, celles de la volonté, celles de mon futur à construire. Un rideau sombre venait de se déchirer au fond de mon être. Le poids des jours passés à la dérive, la honte de l'arrestation, la colère envers mon père qui m’avait fait mettre en prison. Tout cela commença à se dissoudre. Pas dans l'oubli, mais dans une nouvelle compréhension. Je pouvais choisir de rester figé dans ce passé, ou bien utiliser la tempête, à laquelle j’avais survécu, pour me donner une nouvelle impulsion.
— Vous avez raison, Mary, il est temps de hisser différemment les voiles.
Son sourire s'éclaira, illuminant son visage.
— Alors, Paquito, qu'allez-vous faire de ce nouveau vent ?
— D'abord," répondis-je, "trouver un endroit où poser mon sac, ensuite, du travail. Et par la suite, peut-être, apprendre à regarder la vie comme vous.
Elle me tendit son carnet.
— Prenez-le," dit-elle, d'un ton qui n'appelait pas le refus. "Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis souvent ici le matin. Je dessine des paysages marins pour des galeries locales. Mon atelier n'est pas loin.
Je la remerciai. Pour la première fois depuis des semaines, je sentais une possibilité de passer de la fuite à la construction. La rencontre avec Mary était une petite lumière au bout de mon tunnel. Je quittai le café, carnet sous le bras et cœur léger. La Rochelle n'était plus seulement un port d'arrivée quelconque. C'était une opportunité, le début possible de quelque chose.
Le lendemain matin, après une nuit dans une auberge de jeunesse, je me rendis au port. Je ne cherchais plus le large, le grand départ, simplement un petit boulot. Mon expérience sur le cargo m'avait donné quelques bases. Je savais organiser un pont, hisser des charges. Les chantiers navals et les activités portuaires offraient tout un éventail d'opportunités. Je frappai à la porte de différentes entreprises, proposais mes services, sans cacher mon inexpérience, mais en insistant sur ma volonté. J'étais Paquito, le marin sans bateau, mais pas sans envies. J'ai fini par décrocher un emploi comme manutentionnaire sur les quais. Ma bonne bouille de mec honnête avait une fois de plus fait illusion. C’était un travail dur physiquement, mais reposant pour la matière grise. Les semaines suivantes se firent au rythme boulot-dodo et des pauses au café avec Mary, qui continuait de dessiner et moi de la regarder.
Elle me présenta une de ses amies qui avait une petite chambre à louer. Je quittais l’auberge de jeunesse pour un nouveau presque-chez-moi. Ma logeuse était charmante, attentionnée, souriante. Petit à petit, je reconstruisais une existence.
Dans cette nouvelle vie, il y avait surtout Mary. La jolie demoiselle était fine d’esprit et de ligne, comme esquissée, sculptée par les puissants vents d’ouest de l’Irlande. Elle entretenait savamment le mystère de la route qui l’avait menée jusqu'ici. Je savais qu’elle avait quitté son île, afin de poursuivre ses études à l’école des Beaux-Arts de Paris. Aimant la mer et son univers, elle avait pris la décision de rejoindre une côte. Du reste, j’ignorais tout. Elle aussi avait son lot de blessures, mais n’en faisait pas état. Comme son concitoyen Francis Beaufort, son échelle émotionnelle allait du calme plat des jours sereins, aux terribles tempêtes intérieures. Celles qui tourmentent l'âme sans traces visibles à la surface. Seules ses toiles trahissaient ce que le verbe taisait. En visitant une galerie dans laquelle elle exposait, j’ai commencé à la lire et la comprendre. Pas de mots, mais chaque coup de pinceau révélait un fragment de son mystère. Je ne savais pas dessiner. Mes maux à moi me bouffaient. À ses côtés, je ressentais la paix.
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