A Dieu Vat (16)

A Dieu Vat (16)

Les Ombres de Tanger

Un matin, alors que j’entassais des caisses sur le quai, le capitaine du Sirocco vint à ma rencontre.

-Salut gamin. Ça fait un moment que je te cherche. J’ai besoin d’un matelot supplémentaire pour une traversée vers Tanger. Long voyage, bonne paye. Tu connais le bateau, ça te dit ?

À force de charger des navires et de les regarder partir, l’envie d’un nouveau périple se faisait sentir. Je ne posais toujours pas de question, lui non plus. L'argent était un facteur important, mais ce qui m'attirait, c'était le besoin de naviguer.

"Oui, capitaine" "Ça me dit."

J’expliquai la situation à Mary ; un peu déçue, il faut bien le dire,  de mon départ surprise. Ses yeux verts étaient inquiets. Je la rassurai autant que possible. Elle ne s’opposa pas à mon désir de partir. Me fit juste promettre d’être prudent et de revenir vers elle rapidement.

Cet embarquement avait des relents de déjà-vu. Le pont, les coursives, l'odeur caractéristique du navire… tout me semblait familier. Connaissant certains membres de l’équipage, je trouvai facilement ma place. La première partie du voyage vers Tanger se déroula sans événement notable. Le mal de mer, insistant compagnon, m’avait rejoint dès le premier repas. La galère quotidienne en sorte. Une chose avait changé, je ne me cachais plus pour nourrir les poissons. Les autres gars, marins aguerris, ne manquaient pas de se payer gentiment ma pâle bobine. Ils manifestaient aussi leur sympathie par une tape sur l’épaule ou un clin d’œil. Dans ses cales, le cargo transportait tout un lot de marchandises banales : pièces détachées, produits manufacturés, une voiture… Le travail était difficile. Le plus éprouvant restait la veille dans la salle des machines. Entre le bruit assourdissant du moteur, la chaleur suffocante et le mélange écœurant des odeurs d'huile et de fioul lourd, chaque heure paraissait une éternité. Les quarts à la passerelle étaient bien plus confortables. Arrivé au port de Tanger, les choses se mirent à sortir de l’ordinaire déroulement des opérations ordinaires. Déchargement express. Bizarre. Longue attente avant le rechargement : incohérent. Le capitaine était anormalement nerveux, tendu, grinçant comme une aussière avant la rupture. Il faisait les cent pas à la passerelle, enchaînant les cafés, cramant sa bouffarde. La nuit tombée, d'anonymes camions sont arrivés sur le quai. Des hommes, en tenue sombre, ont enlevé les épaisses bâches des remorques. Elles recouvraient de petites caisses sans marquage. Pendant ce temps, d’autres silhouettes paraissaient faire le guet. De loin, ce qu’elles tenaient à la main ressemblait à des armes de poing. Consigne avait été passée d’un mutisme impératif. Les colis furent hissés à bord. Quelque chose clochait. Le poids par rapport à la taille, sans parler de la nature inconnue de la marchandise. Il planait sur ce moment une tension suggérant la possibilité d’un danger. Les regards fuyants n'auguraient rien de bon. Mes systèmes d’alarmes commençaient à se manifester. L’injonction “pas de question” prenait alors tout son sens. Le Sirocco n'était pas seulement un vieux cargo rouillé, transportant diverses marchandises. Il devenait le théâtre d'un jeu bien plus sombre, dont j’étais, sans le savoir, devenu complice. L'air du quai se chargeait d'une odeur nauséabonde. La naïveté m’avait quitté depuis l’Espagne. J'ignorais encore à quel genre de trafic, j'étais mêlé. Pas besoin d'avoir fait polytechnique pour piger qu'on était dans le louche et que ça sentait la contrebande à plein nez. De quoi ? Mystère. Drogue, armes, tabac, peu importait. Quoi qu’il en soit, si cela tournait au vinaigre, le résultat serait le même : retour à la case prison, sans la prime de vingt mille balles. Et ce, dans le meilleur des cas. L’autre risque, pour les trop curieux, était d’aller engraisser la faune aquatique, lestés d’un peu de ciment prompt collé aux pieds. Très peu pour moi. La vie commençait à avoir de la valeur. Mary m’attendait. La peur, vieille connaissance, marquait ses premiers spasmes, le souffle était court, mon reptilien en alerte maximum. Ils n’étaient pas les seuls à tambouriner en mon intérieur. Un début d’excitation inappropriée et malsaine frappait la poitrine. Cette situation faisait étrangement écho à de vieilles lectures. Monfreid, sors de ma tête. Henry, va voir ailleurs si j’y suis. Nous ne sommes pas sur un boutre au beau milieu de la mer Rouge, mais dans ma vraie vie. "Lisez des livres, sinon vous mourrez idiots !" Là, je risquais bel et bien d'y passer,  intelligent certes ; tu parles d’une aubaine ! Et pourtant. Le palpitant battait la chamade. Le ruffian en sommeil se réveillait. Ah, la vilaine nature n’était qu’assoupie. Le flibustier était de retour. Sans doute aurait-il été plus raisonnable d’essayer de s’enfuir. Je ne le fis pas. Le moment était trop important. Shootté à l’adrénaline, renforçant l'étrange  sentiment d’être vivant, je pris une part active au transbordement. La chose faite, camions vides partis, amarres larguées, le bateau mit le cap vers le large. Incognito. Radio coupée. Tous feux éteints dans la nocturne. Équipage nerveux, à l’affût de la moindre embarcation croisant alentour.

A suivre...



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