Le testament de Princhard
De longs couloirs tristes. Des murs froids. Du blanc cassé. Des petites chambres alignées dissimulant des vies abimées. Ça sentait le désinfectant. Ça sentait la fin des gens.
Je trouvai Princhard dans l’une d’elles, sans âme, partagée avec un vieux pépé.
Le visage sec, teint pâle, corps amaigri : tous les signes d’une carcasse sur le départ. L’homme, autrefois force de la nature, n'était plus qu'un vestige, un reste résiduel de ce qu’il avait été. En le voyant, une image me revint : le Christ décharné de la grande chapelle jésuite. Le corps de bronze noir semblait avoir fondu sur le bois de la croix. Ne restait qu'une silhouette presque squelettique. Sans doute pour nous rappeler la misère de la matière bien plus que sa gloire.
Malgré tout, le regard de Marcel conservait une étincelle, une lueur de qu’il était.
– Alors, le gamin… T'es venu.
Je m’assis timidement, juste sur le bord de la chaise, à côté de lui.
– Mon père m'a dit que tu voulais me parler ?
– Ouai môme. Ça me fait du bien de te voir. J’ai un truc à te dire.
Le moment semblait important. Son regard me fixait. L'éclat de ses yeux réclamait ma pleine attention. Un temps de silence et puis:
-Le "À Dieu Vat", vois-tu, est ma seule ancre. Mon seul avoir. Je n’ai personne de mon sang pour le reprendre. Tu le connais par cœur le rafiot. Tu t'es flingué les paluches à le construire, sans un lamento. Tout le temps qu'on a passé ensemble, ça reste gravé, je ne l’oublierai jamais. T'as su te démerder, malgré tout, pour ne pas le casser. Et t’as vu, j’ai gardé le nom que tu lui as donné. Je l’aime bien ce nom , il a de la gueule . Chaque fois que je le lis sur la coque, je pense à toi.
J'eus l’étrange sentiment que ce n'était pas une simple transmission de matière. C'était une déclaration d’amour filial, et peut-être une absolution ; à la rude, comme a son habitude. Je ne savais que répondre. Cette marque de confiance était inestimable.
– Je veux qu'il navigue, Paquito. Qu'il prenne le large, qu'il sente le vent. Qu'il continue sa danse avec les éléments. Et je te veux toi à sa barre. Toi et personne d'autre, tu piges ?
Un sourire malin éclaira son visage.
– Ce n'est pas qu’un bateau que je te lègue, gamin. C'est une idée . "À Dieu Vat" n'est pas un simple assemblage de ferrailles. C'est une façon de vivre. C'est pas juste trois mots peints sur la poupe. C'est un état d'esprit, mon petit. Une putain de manière de tirer sa carcasse, sa vie à la gueule du temps. C'est ça, ton vrai héritage, gamin. Le reste, c'est de la poussière et du vent.
Le sens profond de cette proposition me frappa. C'était un testament spirituel. Marcel m’offrait la possibilité de reprendre le fil de notre histoire maritime, non plus en fuyard, mais en homme libre .
– Il y a de la paperasse à se taper. Ton vieux, il s'y collera, t'en fais pas. Mais toi, Paquito, promets-moi une chose, juste une. Donne-moi ta parole de marin . Promets-moi qu'il naviguera. Qu'il va pas moisir là, le cul sur un quai. Promets-moi qu'il larguera les amarres, qu'il prendra le large, qu'il tracera sa route, nom de Dieu! Qu'il foute le camp loin, loin de tout ça.
Je hochais la tête, gorge serrée, retenant mes larmes.
– Je le ferai, Marcel. Je le ferai naviguer.
– C’est bien mon petit, tu me fais plaisir. Aller, tire toit gamin, ce n’est pas un lieu fréquentable pour les jeunes ici. Au fait, elle est bien jolie ta copine. Fait attention à elle , prends en bien soin et soyez heureux !
Je quittais mon ami. Nous étions réconciliés. Pas de grandes effusions, pas de phrases superflues. Juste, entre nous, la paix retrouvée.
Avant de partir, je lui fis la promesse de revenir la semaine suivante.
Il sourit. Un sourire franc, tranquille. Presque complice. Je serrai ce qui restait de sa paluche, celle qui m’avait envoyé sur la lune. Pas trop fort par peur de la briser.
Comme convenu, je revins à la date prévue.
Le même couloir, la même odeur de désinfectant, le même silence pesant.
J’ouvris la porte. Le pépé dormait toujours. Le lit de Marcel, lui, était vide.
Je suis resté un instant à fixer cet espace trop propre, trop lisse. Rien ne disait qu’il avait été là. Rien, sauf ma mémoire.
Dans le couloir, je croisai une infirmière. Elle me sourit un peu gênée.
— Il est mort hier, monsieur.
Elle marqua une pause.
— Vous êtes son fils ?
— Oui.
Je n’étais pas son fils. Mais c’était peut-être ce qu’il aurait voulu entendre. Ou ce que j'avais besoin de répondre. Mais tel un vrai fils, j’étais anéanti.
En quittant l’hôpital, une question me taraudait : Comment pouvait-il savoir pour Mary et moi ?
Il emporta ce secret dans la tombe. J’aime à l'imaginer, caché au coin d’un quai, veillant sur moi, sur nous.
A suivre...
© Créé avec systeme.io