Le kraken
Au début de la seconde nuit, le ciel était clair. Au loin, quelques feux verts, blancs ou rouges m’informaient d’une présence humaine. Les propres feux de navigation d’A Dieu Vat leur signalaient la nôtre. Étrange dialogue. Tu es là ? Moi aussi. Et c’était tout. Une communication minimaliste. "Tu existes ?", "Ouais, moi aussi." Point barre. Inutile d'espérer une discussion sur la mécanique des fluides ou la théorie de la lutte des classes de Marx. Un dialogue de sourds certes, mais pas d’aveugles. En me lovant dans le duvet entre la barre et “Moitessier”, je pensais à l’internat et aux jésuites. “Une prière et que la nuit vous soit conseillère” est devenue “une prière et que les vents nous poussent”.
Ma ferveur fut, sans doute, excessive. Au milieu de la nuit, l'air se rafraîchit brutalement. Des nuages sombres masquaient les étoiles. Ça commençait à souffler sérieusement. Pas le moindre anémomètre à bord, mais l’instinct naissant suggérait de réduire la toile rapidement, si nous ne voulions pas finir sur le flanc ou entendre le craquement sinistre d’un mât qui se brise. Chaque modification de voilure, chaque manœuvre, demandait une énergie folle. Or, l’estomac sonnait creux depuis plus de quarante-huit heures. Le carburant musculaire commençait dangereusement à manquer. Après une bataille qui a semblé ne jamais finir, j'ai réussi à ferler la grand-voile à trois ris et à envoyer le foc numéro un. Exténué, me traînant sur le pont comme une épave humaine, je regagnai la sécurité du cockpit. Malgré une mer de plus en plus creuse et un vent toujours soutenu, un calme précaire revint à bord. Il devenait impératif de se nourrir. Je savais ce qui m'attendait dès lors que j’aurais avalé un moindre quelque chose. Pourvu que cela reste suffisamment en place pour qu’une fraction de matière profite à mon corps. Un thé sucré, pour la première tentative de réconciliation interne. Prudence, le compte à rebours avait commencé. Soixante secondes. Délai accordé avant l'inévitable expulsion. Un bout de chocolat ? Verdict identique. Chaque micro-agression alimentaire se soldait par une douleur plus aiguë. Sueurs froides, tête qui perd le nord, vue qui se brouille. La trajectoire, la vitesse, la marche du navire devenaient des préoccupations accessoires. Cela dura tout le long temps diurne. La troisième nuit s'installa, aussi peu engageante que la journée qui venait de s’écouler. Mes souvenirs s'estompent. De cette dernière, ne restent que des bribes : quelques points lumineux apparaissant et disparaissant en même temps que la ligne d’horizon. Tous indifférents à mon calvaire. Dormir un peu. J'en avais même oublié la présence du réveil Mickey. Le jour suivant, sans surprise, n’était qu’un recommencement. Blotti comme un fœtus au fond du cockpit, pensant mourir de douleur, je me surpris à prier Dieu d’épargner ma misérable existence. Seule la pluie manquait à ce festival de plein air. La mer était toujours très creuse ; le vent avait un peu faibli. Le navire fantôme et son capitaine moribond se traînaient péniblement à trois nœuds, ce dernier étant incapable de renvoyer de la toile ou de régler correctement les allures. Chaque vague, chaque crête imposait au bateau des roulis et des tangages violents ; une danse macabre des cinq sens. À bord, tout claquait ; cordages, haubans, voiles, jusqu’aux dents et genoux qui faisaient des castagnettes. Le funeste flamenco de Paquito ! Un vrai chemin de croix, et je n'étais pas encore au bout de mes peines.
Pour une raison oubliée, j'étais exceptionnellement en position verticale dans le carré. Toutefois, je me souviens très bien de cette montagne de flotte aperçue dans le hublot tribord. Elle dominait l'océan, plus haute, plus sombre et plus puissante que toutes celles qui l'avaient précédée. Sa crête, d'un blanc immaculé, semblait déferler à l'infini ; pareille à la gueule béante d’un kraken peinte en bleu de Prusse par Hokusai. Elle avait dû entamer sa course folle de l’autre côté de l’océan, sans autre dessein que celui de nous rentrer dedans. À son approche, le bateau parut aspiré dans un abysse. Puis, telle la main géante d'une barmaid psychopathe, la vague prit le voilier par le travers, le secoua comme un shaker de "Last Word" et le coucha. Dans la seconde qui suivit, les pieds passèrent par-dessus la tête. Étrange sensation que d'être le spectateur de sa propre fin, sans avoir pu prononcer une ultime parole.
Et puis plus rien ; le noir, le silence. Peu de temps après, juste le temps de reprendre conscience, je me levai péniblement dans un intérieur capharnaüm et passai la tête au-dehors. Une tranquillité humide enveloppait À Dieu Vat. La brume. Calme plat. Mât et voiles, tout était là. Elles faseyaient dans un reste de brise. Moitessier semblait endormi. Sans doute, lui aussi, avait-il été sonné par la cabriole. Le golfe de Gascogne est réputé pour ses humeurs changeantes, mais le vent et les vagues ne disparaissent pas comme par enchantement. Visiblement, il manquait un épisode au journal de bord. J’avais été inconscient, mais combien de temps ? Le teck du carré était gluant, imprégné d'un mélange d'eau de mer et d'une substance répugnante. Mes vêtements, gorgés de ce même fluide malodorant, collaient à ma peau. Sur la tête, une mouette indélicate avait pondu un gros œuf d'où sortaient quelques lignes de sang qui dessinaient sur le visage un bien étrange maquillage. Blessé, sale et puant, j’étais vivant. Fidèle à ses engagements, le Très-Haut avait veillé sur moi pendant ce très bas, remettant à plus tard le trépas.
A suivre ...
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