Libre ?
Étais-je enfin libre ? À vrai dire, la question ne figurait pas en première ligne du journal de bord. La faim commençait à se manifester. Le régulateur d'allure "Marcel" – ainsi se nommait ce précieux adjoint mécanique – enclenché, je descendais dans le carré pour préparer un plat de pâtes bien mérité. De retour dans le cockpit, dégustation de nouilles un peu trop cuites tout en surveillant la barre et le compas. Étrangement, durant ces premières heures, le mal de mer chronique avait disparu. Étais-je enfin devenu marin ? La biologie ne mit pas longtemps à apporter sa réponse. Rapidement, les choses se corsèrent. L'estomac plein, son contenu ne tarda pas à vouloir s'en échapper. Chose faite en moins d'une demi-heure. Voilà un véritable problème. À l'estime, la route vers Cork promettait une trentaine d'heures de navigation, à condition que les éléments demeurent stables. Le ventre creux, les nausées, devenaient presque tolérables. Le jeûne s'imposait pour cette première étape. Décision entérinée, la nuit de veille reprenait, sous la surveillance du régulateur. La fatigue de cette folle journée, conjuguée aux doux mouvements du voilier, eut sur le marin débutant l'effet d'une berceuse bienveillante. Lorsque j’ouvris enfin les yeux, la lumière du jour inondait le cockpit. A Dieu vat poursuivait sa route, docile, sous le contrôle de Marcel. Nous aurions pu nous fracasser sur un navire de pêche, un porte-conteneurs, une baleine et disparaître à jamais. La peur rétrospective, la tête dans le brouillard, les nausées et le ventre vide furent un terreau fertile pour que germe, dans mon esprit, une drôle de petite graine noire. Se réjouir d'être sain et sauf aurait été de mise ; en lieu et place, une pensée improbable et infondée m'obsédait. Princhard était le seul dépositaire de mon cap. S'il lui venait l'idée de me trahir ? Si l'envie, les regrets, la rancœur le saisissaient et qu'il aille tout raconter à mon père ou à la police ? Inévitablement, le comité d'accueil irlandais arborerait l'uniforme des Guards. Alors, adieu les pintes ambrées et les jolies rouquines (j’ai toujours eu un faible pour les chevelures rouges). Décidément, il était impossible de faire confiance à un humain.
Brouiller les pistes, du moins les premiers temps, devenait un impératif de survie. Changement de cap. En conciliabule avec mon voilier, nous prime la décision de faire route vers La Corogne, un autre Finistère de culture celtique.
Selon la carte, la distance à parcourir entre le point d’estime et le port espagnol s’élevait à sept-cents milles nautiques. Cinq jours de navigation si les vents restaient favorables. Ce choix impliquait de jeûner et de rester seul à bord bien plus longtemps que prévu. Il y avait suffisamment d’eau potable et la question de la nourriture ne se posait guère , mon organisme la refusant. La trahison supposée et la colère sourde ont eu raison du prénom de mon pilote automatique. Un "Marcel" ? Comment lui faire confiance ! Virement de bord et nouvelle route sous l’égide de “Moitessier” qui lui ne me trahirait jamais. Cette fois, nous disparaissions totalement. Seul au monde. Nul sur la planète ne savait où nous nous trouvions. À vrai dire, je n’en étais pas certain non plus.
La seconde journée se déroula sans encombre. Le vent avait légèrement tourné à l’ouest. Le trio improbable – le bateau qui tangue, l’humain nauséeux et le pilote automatique stoïque – avançait à huit nœuds, vent de travers. Afin de ne plus me faire surprendre par Orphée, je lui accordais de courtes et régulières opportunités de s’exprimer. Un imposant réveil Mickey, d'un rouge criard, judicieusement embarqué, rythmait les quarts.
A suivre
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