A Dieu Vat (8)

A Dieu Vat (8)

Un ruffian.

Comment rendre la chose possible ? La vingtaine à peine, bourse presque vide, le problème semblait insoluble. Demander à mon père ? La somme ne l’aurait pas privé de grand-chose. À n’en pas douter, s’il s'était agi de financer l’acquisition d’une étude notariale ou d’une charge de commissaire-priseur, son soutien aurait été possible. Mais pour ce qui était d’un voilier ! Un brouhaha assourdissant d’idées, de plans, de “si,” de “pourquoi”, de “pourquoi pas” se bousculait dans la tête. De ce fatras ne subsista que le “pourquoi pas “. Il restait à trouver le “comment”. Tout n’est qu’une question de point de vue, de présentation, de vérités à dire ou à taire. Il suffisait d’omettre le véritable sujet de l’acquisition. La somme nécessaire à l’achat du voilier était rondelette, mais restait raisonnable pour un investissement dans la pierre. Un stratagème d’actions quelque peu osées et risquées fut posé sur le papier. Cela libère de la place dans la tête pour le passage aux actes. Les études notariales ont une activité immobilière. Mon père avait un bon ami banquier avec lequel il travaillait en confiance. Le plan était de prendre pour prétexte un premier achat dans un immeuble. Quel financier peut refuser à un fils de notaire, presque clerc, de vouloir se lancer dans la carrière ? Rendez-vous fut pris avec le vendeur d’argent. Mon projet de placement à bon taux de rentabilité lui sembla risqué au vu de mon jeune âge, mais cette audace le séduisit. Prudemment, l'homme mit une condition à son acceptation : une lettre de garantie paternelle. Le seul point commun entre banquier et aventurier est la terminaison orthographique. De caution officielle, il ne pouvait être question. Unique solution : un faux en écriture. N’importe quel étudiant en droit, même à l’oreille distraite, sait les risques encourus par ce type d’agissement. Mon objectif était un départ définitif. Une disparition. Pas question d’envisager le retour ou le remboursement. Une entourloupe digne d’un ruffian. D’un certain point de vue, peut-être discutable, cette aventure n’était en fait qu’une petite avance sur héritage ! En guise de caution, un coup de tampon emprunté au bureau paternel, quelques lignes sur un papier à en-tête commençant par “cher ami” et une signature bien imitée. Dossier bouclé, crédit accordé. Quelque temps après ; compte crédité. Je signais la vente avec Marcel. Il semblait heureux de cet aboutissement, même si, connaissant l’état de mes relations parentales, la générosité supposée de mon père le surprenait. Il ignorait tout de mon stratagème. Le voilier devenait officiellement la propriété d’un voleur. Je le baptisais A Dieu Vat !

Il restait un mois avant la première échéance du crédit, que je ne comptais pas honorer, pour peaufiner mon apprentissage par des sorties quotidiennes et, à ce terme, larguer définitivement les amarres. Pour brouiller davantage les pistes, le bateau fut mis sous pavillon anglais. Je m’abstenais de le hisser, évitant ainsi les questions indiscrètes. Avitaillé, vérifié, il était fin prêt pour un voyage en solitaire. Cap sur le grand large, sans retour prévu et sans les adieux d’une famille éplorée sur un bout de quai. « À la grâce de Dieu. » S'en remettre à l’être suprême pour un faussaire mécréant peut sembler surprenant. La compagnie divine occupait ma vie depuis tant d’années qu’il était impossible de faire comme si elle n’existait pas. Les marins sont superstitieux, même les débutants. Au vu de mon projet, j’allais avoir besoin que le Très-Haut veille sur moi durant mes très bas. Et les pieds n’étaient toujours pas marins. Arriva la date et l’heure du grand départ. Contrairement à ce qui était initialement prévu, c’est Princhard qui restait sur le quai pour larguer les amarres. Nous avions étudié ensemble les cartes, les caps à suivre et la météo des premières heures. La mise en pratique m’incombait uniquement. Pour la toute première fois, j’étais seul à bord. Seul et inconscient. Ignorant des affres de la courbe d’apprentissage, qui laisse croire au débutant qu’il est un maître en la matière. Le bleu ne sait rien, mais cette révélation arrive à l'étape suivante, en même temps que le doute et les problèmes. Beau temps, belle mer, Éole et Neptune étaient dans un bon jour. Mon jour. Direction l’Irlande !

À suivre…



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