Lors d’une promenade sur les quais, je fis la rencontre fortuite de Marcel. La cinquantaine, marinière bleue délavée, tachée, usée ; caquette visée sur la tête ; cigarette jaune, souvent éteinte, calée au coin du bec. C’était un homme carré, de petite taille, célibataire, taiseux ou grommelant. Un ours aux pattes lourdes et calleuses. Plantigrade marin, il construisait lui-même son voilier. Un bon vaisseau d’acier de dix mètres de long.
Marcel, qui avait fait tous les métiers, vivait au rythme de petits contrats. Chaque sou gagné était investi dans son bateau-maison-chantier posé sur le quai. Un jour de déménagement pour une pièce de hauban. Un jour de ménage pour un cordage. Un jour de vente de sandwich pour une pièce de winch… Tout son temps libre était consacré à la fabrication de son puzzle géant en trois dimensions. Au bout de quelques mois, l’homme était sur ses gardes et un peu sauvage. À force de partager du temps, nous sommes devenus amis. Un bleu-bite rêveur et un vieux bourru bricoleur sur un tas de ferraille prometteur.
Officiellement, les études de droit suivaient leur cours, mais l’étudiant avait pris en cachette un chemin d’escampette.
Pour Marcel, cela faisait déjà cinq ans que tout avait commencé. Il était parti de rien, d’un plan. Des heures par milliers à souder, poncer, peindre, cogiter en solitaire. À passer tout mon temps sur le chantier, je connaissais le voilier de la quille à la tête de mât. Ce dernier restant, pour faciliter son équipement, allongé à côté de sa coque. J’avais mis mes mains délicates à la pâte. Les ampoules marquaient les chairs roses et fraîches qui n’avaient jamais tenu que des stylos bleus. Le maniement des marteaux, clefs en tous genres, outils tranchants et râpant, était bien plus rude que celui des outils d’étudiants. Les doigts s’habillaient de plaies de maladresses. Lentement, patiemment, l'assemblage avançait. Le navire enfin mis à l’eau, mâté, ne restait plus que quelques finitions à achever, réglages à peaufiner et surtout tester ses aptitudes maritimes.
Lors de notre toute première sortie en mer, je pris conscience qu’un bateau se mouvant sur l’élément liquide a une tendance naturelle à l’instabilité. Pas très fier, pas à mon aise.
Marcel me rassurait, expliquant qu’il y avait un temps d’adaptation inévitable, «l’’amarinage », afin que l’organisme s’habitue aux mouvements de l’embarcation. Ce temps-là, me concernant, était bien long. Le pied tardait à devenir marin. À chaque balade, les tripes en vrac rendaient les navigations particulièrement pénibles. Entre deux partages avec la mer et les poissons de mes différents gueuletons, j'appris, grâce à mon capitaine, à envoyer la toile, lofer, abattre, tenir un cap, calculer une route : les bases du métier de matelot. Les virées se succédaient sans que passent mes nausées.
À courir trop longtemps après un rêve, il est possible de se lasser de l’attendre. Étrangement, commençait à poindre, dans la tête de mon ami, l’idée que le chemin avait bien plus de sens que le rêve poursuivi au commencement. L’heure du grand largage de Marcel et de son sloop approchait. Moi, je resterai sur le quai.
Plus l’échéance du départ se précisait, plus le capitaine trouvait des choses à améliorer pour la retarder. Le voilier était fin prêt, mais l’envie de grand large avait déserté le corps et l’esprit de son humain. Après de multiples reports, le capitaine-aventurier , finit par m'annoncer qu’il renonçait et mettait en vente le fruit de tant d’années de travail.
Bras ballants, tétanisé par une telle nouvelle, je me disais que si ce bateau avait été mien, j’aurais quitté le quai dès le lendemain.
Sonné, cerveau dans le chaos, déçu par mon maître, j’errais dans la ville grise. Tout était terne. Les murs, le ciel, mes rêves. Jamais il n’avait été question que je parte avec lui, mais son renoncement sonnait le glas de mes projections. Moitessier me hantait . Lui, avait osé. Lui avait renoncé au retour, mais pas au départ. J’avais travaillé dur, transpiré toutes les eaux salées de mon corps, connaissait intimement le voilier. Il était inimaginable qu’un autre, un pirate, s’en empare. L’unique solution pour le garder était de l’acquérir moi-même.
Comment faire ? La vingtaine à peine dépassée, bourse vide, le problème semblait insoluble. Demander à mon père ? La somme ne l’aurait pas privé de grand-chose. À n’en pas douter, s’il s'était agi de financer l’acquisition d’une étude notariale ou d’une charge de commissaire-priseur, son soutien aurait été possible. Mais pour ce qui était d’un voilier ! Un brouhaha assourdissant d’idées, de plans, de “si”, de “pourquoi”, de “pourquoi pas” se bousculait dans la tête. De ce fatras ne subsista que le “pourquoi pas”. Restait à trouver le « comment ».
Tout n’est qu’une question de point de vue, de présentation, de vérités à dire ou à taire. La somme nécessaire à l’acquisition du voilier était rondelette, mais restait raisonnable pour un investissement dans la pierre. Il suffisait d’omettre le véritable sujet de l’acquisition. Un stratagème d’actions quelque peu osées et risquées fut posé sur le papier. Cela libère de la place dans la matière grise pour le passage aux actes. Les études ont une activité immobilière. Mon père avait un bon ami banquier avec lequel il travaillait en confiance.
Le plan était de prendre pour prétexte un premier achat dans un immeuble. Quel financier peut refuser à un fils de notaire, presque clerc , de vouloir se lancer dans la carrière ? rendez-vous fut pris avec le vendeur d’argent. Mon projet de placement à fort taux de rentabilité lui sembla risqué au vu de mon jeune âge, mais cette audace le séduisit. L’homme mit une condition à son acceptation : une lettre de garantie paternelle.
Le seul point commun entre banquier et aventurier est la terminaison orthographique.
De caution officielle, il ne pouvait être question. Unique solution : un faux en écriture. N’importe quel étudiant en droit, même à l’oreille distraite , sait les risques encourus par ce type d’agissement. Mon objectif était un départ définitif. Une disparition. Pas question d’envisager le retour ou le remboursement. Une entourloupe digne d’un ruffian. D’un certain point de vue, peut-être discutable, cette aventure n’était en fait qu’une petite avance sur héritage ! En guise de caution, un coup de tampon emprunté au bureau paternel, une signature bien imitée et quelques lignes sur un papier à en-tête. Dossier bouclé, crédit accordé. Quelque temps après ; compte crédité.
Je signais avec Marcel, heureux de cet aboutissement, mais ignorant tout de mon stratagème, le changement de propriété de celui qui devenait mon voilier.
Je le baptisais “ A Dieu Vat” !
Il restait un mois avant la première échéance du crédit pour peaufiner mon apprentissage par des sorties quotidiennes et, à ce terme, larguer définitivement les amarres. Pour brouiller davantage les pistes, le bateau fut mis sous pavillon maltais.
Avitaillé, vérifié, fin prêt pour un voyage en solitaire. Cap sur le grand large, sans retour prévu et sans les adieux d’une famille éplorée sur un quai.
« À la grâce de Dieu ».
S'en remettre à l’être suprême pour un faussaire mécréant peut sembler surprenant. La compagnie divine occupait ma vie depuis tant d’années qu’il était impossible de faire comme si elle n’existait pas. Les marins sont superstitieux, même les débutants. Au vu de mon projet, j’allais avoir besoin que le très haut veille sur moi durant mes très bas. Et les pieds n’étaient toujours pas marins. Vinrent la date et l’heure du grand départ. Contrairement à ce qui était initialement prévu, c’est Marcel qui restait sur le quai pour larguer mes amarres. Pour la toute première fois, j’étais seul à bord. Nous avions étudié ensemble les cartes, les caps à suivre et la météo des premières heures . Mais la mise en pratique m’incombait uniquement.
Beau temps, belle mer, Éole et Poséidon étaient dans un bon jour. Mon jour.
Direction l’Irlande !
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